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Mardi 10 novembre 2023

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Note sous Com., plen. 18 octobre 2018, U 20-21.579, FP-B+R

Carbonnier disait que : « la Cour de cassation, derrière les juges du fond, apprécie quelle a été la conduite respective des parties et de quel côté se place la plus grande négligence »[2] pour sanctionner l’absence d’une mise en demeure préalable à la saisine du juge, dans le contexte d’une relation contractuelle et alors même que le législateur impose cette interpellation.

La décision de rejet du 18 octobre 2023 prise par la Chambre commerciale de la Cour de cassation, dans sa formation de jugement plénière, est sur ce point d'importance. Publiée au bulletin et commentée au rapport, cette décision ouvre la saison des châtaignes par un bel exemple de « légisprudence »[3].

Alors que les Conseillers estiment que la Cour d’appel de Poitiers (22 septembre 2020) « a légalement justifié sa décision » condamnant la demanderesse au pourvoi au règlement de diverses factures impayées à la défenderesse, quand bien même aucune mise en demeure, pourtant légalement prévue, n’a été adressée avant la saisine du Tribunal. La pratique de la mise en demeure en matière d'impayés en est-elle, pour autant, dépassée ?

Les faits qui ont conduit au contentieux analysé sont, somme toute, d'une banalité confondante, dans un contexte de relations d'affaires entre clients et fournisseurs. En bref, une société spécialisée dans la taille et le façonnage de pierres a fait appel à son fournisseur attitré de machines-outils, pour l'entretien de l'une de ces scies, « un de ses équipements majeurs ». Insatisfaite de ces interventions, la société cliente a exigé de nouvelles réparations à son fournisseur. Les parties sont alors entrées dans un cycle de mésentente. La défenderesse a fini par adresser une lettre le 22 mars 2017 afin de procéder à la résolution du contrat la liant à sa cliente depuis l’acceptation d’un devis en décembre 2016. Or, à cette époque, plusieurs factures sont encore impayées, et ce pour un montant total de plus de 16 000€ TTC. La Cour d'appel de Poitiers, par un arrêt du 22 septembre 2020, a condamné la société cliente au règlement des factures litigieuses.

Ainsi condamnée, la débitrice a formé un pourvoi en cassation contre l'arrêt de la Cour d'appel de Poitiers. La demanderesse estime que les magistrats du fond ont rendu une décision privée de base légale au motif, notamment, que les articles 1224 et 1226 du code civil imposent à tout créancier, sauf urgence, de formuler une mise en demeure invitant le débiteur à s'exécuter avant toute résolution unilatérale du contrat les liant. Elle soutient n'avoir commis aucun manquement grave et avoir subi la mauvaise prestation de son cocontractant.

Au contraire, le créancier réclame le règlement de ses factures en faisant état d'un contexte dans lequel l'intervention du dirigeant de la société débitrice a créé un climat empêchant la poursuite des relations contractuelles. L'on peut imaginer que la défenderesse au pourvoi, tente d'obtenir la confirmation de la décision de 2020 et, ce faisant, le rejet du pourvoi formé par la société débitrice.

La décision du 18 octobre 2023 interpelle à plusieurs titres, d’autant qu’elle est mise en relation avec une décision de la Chambre Mixte rendue le 6 juillet 2007[4]. Si les Conseillers ont tenté un exercice d’analyse de la portée des articles 1224 et 1226 du code civil, leur décision met de côté d’autres éléments du pourvoi considérés comme n’étant « manifestement pas de nature à entraîner la cassation ».

Ainsi, aux termes de ces articles, le législateur pose le principe selon lequel une résolution contractuelle doit être précédée d’une mise en demeure, tout en prévoyant une exception, à savoir l’urgence, dans un contexte de difficultés dans l’exécution dudit contrat. Alors, en-dehors de toute urgence et en l’absence de clause résolutoire, le débiteur peut-il procéder à la résolution unilatérale du contrat qui le lie à son créancier, sans avoir préalablement délivré de mise en demeure, et alors même qu’aucune urgence n’est convoquée ? Les termes de l’article 1226 du code civil posent-ils un principe tempéré uniquement par une exception légalement prévue ?

En creux, cette question de la portée de la mise en demeure permet de se rappeler qu’elle a mainte fois été posée, bien avant la réforme du droit du contrat par l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 (I). Ce rappel donne les clés pour saisir l’audace de la décision du 18 octobre 2023, alors que les Conseillers de la Chambre commerciale doivent composer avec de nouvelles formations et des outils affûtés de procédures et de processus amiables (II).

I – Les discussions autour de la mise en demeure :

Ces discussions sont directement liées à la nature de la mise en demeure (A) et permettent de saisir les enjeux de la sanction de l’obligation de sa délivrance (B).

A – La nature de la mise en demeure :

Le terme « demeure » vient du latin médiéval (XIIème s.) demure, demore, et évoque le retard. La mise en demeure est donc une interpellation adressée à un débiteur par son créancier d’avoir à « remplir un engagement sans tarder »[5]. De nos jours, la forme de la mise en demeure consiste le plus souvent en une missive, adressée par courrier recommandé avec avis de réception pour faire foi, par voie électronique ou par l’intermédiaire d’un huissier de justice. Pour lui permettre de produire des effets, les mentions de cette missive doivent, contenir les coordonnées du destinataire, les contours de l’obligation que l’émetteur estime à la charge du destinataire et l’invitation à remplir l’obligation litigieuse, sous peine de l’exercice de voies de droit dans un certain délai. Ainsi, la nature de la mise en demeure est hybride car composée d’un certain formalisme et d’une fonction, laquelle varie en fonction de la nature même de l’obligation visée (voir par exemple les articles 1344 à 1345-3 du code civil portant sur le paiement comme source d’extinction de l’obligation). La mise en demeure peut parfois être utile pour servir de commencement de preuve par écrit en dotant la créance visée de ses éléments essentiels. Ainsi de la créance portant sur une somme d’argent qui doit être certaine, liquide et exigible : la mise en demeure permet au créancier de fixer le montant qui lui est dû, hors intérêts.

La mise en demeure est le moyen le plus économique de régler à l’amiable un différend. Elle peut être considérée comme une proposition de pourparlers autour de l’obligation qu’elle vise. Si elle n’a pas vraiment de sens dans le domaine délictuelle ou quasi-délictuel, voire dans le cadre d’actions en responsabilité, la pratique de la mise en demeure dans la sphère contractuelle est courante, une marque d’élégance contractuelle élémentaire, un principe dans la mise en œuvre d’un droit qu’une personne physique ou morale estime avoir sur une autre. Elle est, comme le rappelle M. de Gouttes, 1er avocat général,  « tantôt comme un procédé précontentieux (...), tantôt comme une sorte de  politesse contractuelle „ (...), tantôt comme l’expression d’une certaine collaboration et de nécessaires pourparlers entre les parties » à un contrat[6]. La mise en demeure peut faire courir ou interrompre des intérêts moratoires ou compensatoires, faire basculer la charge de la responsabilité, et même ouvrir droit à des dommages-intérêts, comme l’ancien article 1146 du code civil le prévoyait[7].

La nature de la mise en demeure est donc fluctuante puisque la loi peut la définir comme un acte juridique (voir l’article 1344 du code civil qui évoque « une sommation ou un acte portant interpellation suffisante »[8]) et l’imposer comme préalable à toute résolution d’un contrat par l’une des parties, en-dehors de toute urgence (comme le rappelle l’espèce qui a notamment pour base légale l’article 1226 du code civil).

Cette hybridation a ouvert des discussions doctrinales et jurisprudentielles afin d’en concilier l’usage de la mise en demeure avec le droit d’agir en justice, et donc d’en déterminer la portée.

B – La portée de la mise en demeure :

Les articles 1224 et 1226 du code civil posent respectivement que : « La résolution résulte soit de l'application d'une clause résolutoire soit, en cas d'inexécution suffisamment grave, d'une notification du créancier au débiteur ou d'une décision de justice » ; et que le « créancier peut, à ses risques et périls, résoudre le contrat par voie de notification. Sauf urgence, il doit préalablement mettre en demeure le débiteur défaillant de satisfaire à son engagement dans un délai raisonnable.

La mise en demeure mentionne expressément qu'à défaut pour le débiteur de satisfaire à son obligation, le créancier sera en droit de résoudre le contrat. Lorsque l'inexécution persiste, le créancier notifie au débiteur la résolution du contrat et les raisons qui la motivent. Le débiteur peut à tout moment saisir le juge pour contester la résolution. Le créancier doit alors prouver la gravité de l'inexécution ».

Les termes de ces textes sont limpides, il convient de le reconnaître. Mais, en combinant la gravité de l’inexécution des obligations nées du contrat, qui peut justifier « à tout moment »[9] la saisine du juge, d’une part, et en l’absence d’urgence, d’autre part, le principe légalement posé d’une mise en demeure préalable à la résolution unilatérale peut-il faire l’objet d’une exception jurisprudentielle ? Dès lors, ces articles feraient parties du club des articles, avec principes et exceptions légalement posés, mais dont la portée est tempérée par des exceptions dégagées par la jurisprudence, au même titre que l’article 122 du code de procédure civile. D’autant que la mise en demeure, dans le contexte du projet de résolution d’un contrat, n’a de sens que si le contrat est encore viable, encore exécutable.

Les termes des articles 1224 et 1226 du code civil évoquent le cas d’une inexécution suffisamment grave du contrat de nature à emporter sa résolution. En l’espèce, le pourvoi soumis à la Haute juridiction porte sur un différend qui a sa source dans un contrat conclu par l’acceptation d’un devis en décembre 2016. Il n’est pas évoqué de clause résolutoire ou une situation d’urgence, et la question du délai raisonnable n’est pas abordé. Pourtant, la société de production de pierres reproche à son fournisseur la violation de l’obligation légale de mise en demeure, empêchant la résolution unilatérale de produire ses effets. En pratique, il est vrai que délivrer une mise en demeure à un cocontractant peut sembler tomber sous le sens, peu importe les textes régissant le droit des contrats : il est aisé et peu onéreux de sommer un cocontractant d’avoir à respecter ses engagements. Or, les éléments de faits de l’espèce traduisent une situation où les agissements de la débitrice ont tout simplement éclipsé toute possibilité d’exécuter les contrats. Alors, quelle portée peut avoir une mise en demeure lancée à un cocontractant de respecter ses obligations, et de « mettre fin à l’inexécution suffisamment grave », tandis qu’il est relevé et non contesté une attitude hors norme de la part de celui-ci ? La Cour d’appel relève une exécution du chantier litigieux dans un climat où « les relations avec les personnels de la société (créancière) ... étaient devenues très tendues et conflictuelles », en raison notamment « des propos insultants et méprisants » du dirigeant de la société débitrice « à l’égard de l’un des collaborateurs... mettant en cause sa capacité à faire et à suivre le chantier, donnant des ordres directs à l’un des salariés (de son cocontractant) sans en informer sa hiérarchie ».

Certes, la circonstance du risque économique que fait courir le non-« fonctionnement » d’un « outil professionnel » sensible peut permettre de comprendre « l’agacement de ce dirigeant » de la débitrice. Pour autant, la Cour d’appel retient « une attitude inacceptable » permettant de qualifier « de fautif » le comportement de la demanderesse au pourvoi. Les juges du fond mettent en perspective obligations contractuelles et conditions de leurs exécutions, se fondant sur des attestations versées au débat, alors même que l’écosystème du contrat litigieux met en scène un milieu d’artisans et de collaborateurs aux savoirs faire particuliers. Ici, les parties au contrat ne sont pas de ces entreprises de grande envergure, structurées de telles sorte qu’il est de coutume de gérer de manière structurée, et au jour le jour, les relations avec des partenaires commerciaux.

Assez finement, les juges du fond reconnaissent un « contexte d’extrême pression et de rupture relationnelle », le contrat ne pouvant survivre à ces épisodes de crises conflictuelles. Au passage, si la société de réparation de machines-outils n’avait pas agi, le collaborateur rudoyé par sa cliente aurait pu légitimement se retourner contre son employeur pour lui reprocher un défaut de sécurité.

Du coup, si la relation contractuelle est rendue impossible par rupture des relations empêchant l’exécution des obligations nées du contrat, convient-il de considérer que les termes de l’article 1226, et l’obligation de mise en demeure avant résolution, restent d’actualité car ce qui importe est le rattachement de la créance à ce contrat ? Ou, au contraire, considérer que la demande de règlement des factures impayées, quand bien même sont-elles liées au contrat litigieux, se place en-dehors du contrat, car la relation contractuelle n’a pas survécu au comportement de la partie défaillante ?

Si la mise en demeure est de nature hybride, composée d’un certain formalisme et destinée à avoir une certaine efficience, dès lors qu’elle ne peut objectivement remplir sa fonction d’interpellation, elle n’a pas lieu d’être car elle en devient « vaine », ce que, en l’espèce, tranchent les Conseillers de la Haute Cour, à contre-courant des dispositions du code civil.

La formation plénière de la Chambre commerciale de la Cour de cassation adopte une position qui, si elle n’est pas nouvelle, s’inscrit dans un contexte où la « légisprudence » prend sa place de source du droit, entre le droit positif récent et la jurisprudence, de manière assez audacieuse.

II – L’audace de la « légisprudence » ou l’avènement de l’art de la post-disruptivité :

La formation plénière d’une chambre de la Cour de cassation se réunit lorsque les Conseillers sont confrontés à un point de droit d’importance. En l’espèce, ne pas sanctionner une décision des juges du fond, lesquels relèvent que l’obligation de mise en demeure prévue par les termes de l’article 1226 du code civil pouvait être justifiée par une exception non légalement posée (A), revient à tempérer les effets du droit des contrat (B).

A - Sanction de la résolution unilatérale du contrat sans mise en demeure préalable :

Les textes des articles 1224 et 1226 du code civil précités organisent une procédure de résolution du contrat. Sauf urgence, un concept toujours douloureux dans son appréciation, la partie au contrat qui souhaite procéder à sa résolution, pour cause d’inexécution, « doit préalablement mettre en demeure » son cocontractant défaillant de tenir ses engagements. L’utilisation du verbe « devoir » marque une obligation active, certes non d’ordre public, puisque le contrat peut prévoir des clauses traitant des conditions de la résolution du contrat, en cas de difficultés nées de l’exécution ou de l’interprétation dudit contrat : imposer un échange d’informations, procéder au rappel aux engagements, mettre en œuvre une clause de médiation ou de tout autre procédé de règlement amiable du différend, prévoir la forme et le nombre de mises en demeure, etc. Puissant levier de règlement d’un différend ou marquant le début d’une période de pré contentieux, la mise en demeure invite aux pourparlers même lorsqu’elle est rédigée de manière incisive. En effet, sa nature hybride est autant composée d’un formalisme que tournée vers une efficacité. Le panel d’outils de résolution ou de règlement amiable du différend qu’elle contribue à mettre au premier plan permet aux parties à un contrat de trouver un terrain d’entente. Cependant, ces mécanismes sont plus aisés à mettre en œuvre dans des entreprises structurées.

Or, il est essentiel de rappeler qu’une demande en justice vaut mise en demeure[10] et est de nature à faire courir des intérêts moratoires[11], que ces intérêts concernent le recouvrement d’une somme d’argent ou une condamnation à régler une certaine somme fixée judiciairement. Dans leur décision de rejet, les Conseillers convoquent subtilement les grands principes du droit processuel pour rappeler que l’action en justice n’est pas subordonnée à l’envoi d’une mise en demeure par le demandeur (tout comme la demande reconventionnelle formulée par le défendeur[12]).

D’après la décision du 18 octobre 2023, les magistrats de la Cour d’appel de Poitiers se sont retrouvés confrontés à une demande en paiement de factures émises alors même que l’exécution du contrat afférent fait l’objet d’une notification en résolution, sans mise en demeure préalable. Les bases légales de leur décision se fondent, notamment, sur les articles 1224 et s. du code civil issus, à l’époque, d’une récente réécriture du droit des contrats. Les juges du fond auraient-ils dû rechercher si la résolution unilatérale du contrat, laquelle fonde la demande de règlement des factures en souffrance, avait bien été précédée d’une mise en demeure avant de se prononcer sur le bien-fondé de la demande en paiement ?

Pour balayer cette question, la Cour d’appel a procédé à une évaluation de la situation des relations entre client et fournisseur. Or, le comportement du dirigeant de la société cliente a emporté la conviction des magistrats qui ont constaté un empêchement dans l’exécution du contrat. La Cour de cassation suit le raisonnement des juges du fond et évoque même que la mise en demeure, bien que légalement prévue, aurait été « vaine », c’est-à-dire dénuée d’efficacité, compte tenu de l’état des relations entre client et fournisseur. Une lecture libérale des dispositions de l’alinéa 2 de l’article 1226 du code civil permet aux Conseillers de limiter les effets possiblement excessifs de la loi et éviter l’introduction d’une nouvelle condition de l’action en justice formée dans le contexte du droit des contrats.  

B – Limite des effets excessifs de l’obligation de mise en demeure avant résolution unilatérale :

Les Conseillers de la Chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation se rangent du côté de l’humanisme processuel, alors même que le droit des contrats a voulu officialiser, généraliser et figer, la pratique de la mise en demeure dans la procédure de résolution d’un contrat. En effet, cette missive, destinée à alerter et à rappeler à son destinataire la loi des parties au contrat, se révèle souvent problématique lorsque la relation entre partenaires commerciaux est incontestablement rompue. La mise en demeure devient un artifice juridique et non plus un outil de règlement non judiciaire d’un différend. Sur ce point, les articles 1124 et 1226 du code civil précités recèlent une contradiction, semblant soumettre la saisine du juge en vue d’une résolution judiciaire d’un contrat, à l’envoi d’une missive interpellative.

Donc, la question de droit posée par le pourvoi de la société défaillante est d’importance car la réponse risque de mettre en péril ce principe selon lequel la demande en justice vaut mise en demeure. Or, en pratique, lorsque l’on reçoit la copie d’une telle demande, une période s’écoule avant même de rencontrer le juge en charge de l’affaire. Ce laps de temps permet aux parties concernées de trouver un terrain d’entente. Par ailleurs, les nombreuses possibilités et outils de traitement non judiciaire du litige, né de l’introduction de l’action en justice, peuvent être initiés durant ce laps de temps.

Cette question de la portée de la mise en demeure a déjà été posée à la Cour de cassation qui renvoie, dans l’affaire analysée, à la décision précitée, prise en 2007 par la Chambre mixte (regroupant les 3 chambres civiles et la chambre commerciale) de la Cour. Car ce sujet a été l’objet d’une discorde jurisprudentielle entre formations civiles et formation commerciale. Pour mémoire la décision de 2007 précitée s’est fondée sur les termes de l’article 1146 ancien du code civil, qui faisait partie du dispositif sur les contrats et obligations conventionnelles (Titre III – Chapitre III – Section 4 : Des dommages et intérêts résultant de l'inexécution de l'obligation ). Ce texte disposait que : « Les dommages et intérêts ne sont dus que lorsque le débiteur est en demeure de remplir son obligation, excepté néanmoins lorsque la chose que le débiteur s'était obligé de donner ou de faire ne pouvait être donnée ou faite que dans un certain temps qu'il a laissé passer. La mise en demeure peut résulter d'une lettre missive, s'il en ressort une interpellation suffisante. »

Dans cette affaire, la Cour d’appel de Bordeaux a rendu une décision le 7 février 2006 faisant droit à une demande en dommages-intérêts pour inexécution d’un contrat de livraison de bouteilles de vin, alors même qu’aucune mise en demeure n’avait été délivrée à la partie défaillante, malgré le dispositif prévu dans le code civil,  que celle-ci a fait l’objet de l’ouverture d’une procédure collective durant le temps de l’instance. Si la Chambre mixte a été sollicitée pour analyser le pourvoi, c’est qu’il existait une sorte de dissonance entre les positions des chambres civiles et de celle de la chambre commerciale quant à la portée de la mise en demeure. Compte tenu des termes de l’article 1146 ancien du code civil, cette mise en demeure est-elle de principe pour obtenir des dommages-intérêts compensatoires en justice ?

Sur ce sujet, la position de la doctrine est relativement homogène car les auteurs estiment que la mise en demeure d’exécuter n’est pas essentielle à l’obtention de dommages-intérêts compensatoires, alors même que l’article 1146 précité ne procédait pas à une distinction entre les mises en demeures tendant à l’obtention de dommages-intérêts moratoires ou compensatoires. Par un arrêt du 25 mai 1996[13], la Chambre commerciale a pris position nuancée, en faveur d’une mise en demeure nécessaire pour fonder une demande en dommages-intérêts compensatoires, dès lors que l’obligation visée s’exécute avec le concours du créancier. A titre d’exemple, il faut songer à l’obligation de mettre à la disposition de son cocontractant un espace ; ou encore, à l’hypothèse où la présence d’un dirigeant est essentielle à la livraison d’un chantier, etc. En cas de difficulté dans l’exécution du contrat, le juge jouera alors un rôle de modérateur. En revanche, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation, par une décision du 6 mai 2003[14], pose le principe selon lequel « le débiteur est tenu du dommage né de l’inexécution de ses obligations, indépendamment de toute mise en demeure antérieure », si le contexte de l’affaire montre que le comportement d’une partie au contrat litigieux a clairement mis son partenaire commercial en difficulté, alors même « qu’elle ne pouvait ignorer la teneur de ses obligations », une mise en demeure étant indifférente.

La décision du 18 octobre 2023 permet aux Conseillers de la Haute juridiction d’ajuster leur appréciation de la portée de la mise en demeure prévue à l’article 1226 du code civil, mais sans révolution. L’espèce rapportée concerne un contrat qui nécessite le concours du client : pour pouvoir entretenir et réparer un outil, encore faut-il que le propriétaire du matériel laisse l’accès à la machine et permette aux techniciens de son fournisseur d’intervenir. Cependant, la position des Conseillers est audacieuse, non par une remise en cause de sa propre jurisprudence de 2007. D’ailleurs, les faits de ces deux espèces sont très différents. Si la question de droit posée concerne la portée de l’obligation de mettre en demeure un débiteur défaillant, la décision de 2023 concerne des factures impayées, alors que la décision de 2007 porte sur une demande de dommages-intérêts compensatoires pour inexécution. Dans ce dernier cas, la Chambre mixte n’a pas suivi les conclusions du rapport et n’a pas tenu compte de l’avis du 1er avocat général : l’interpellation d’un débiteur par voie de mise en demeure à une obligation contractuelle n’est pas une condition objective ouvrant le droit à l’octroi de dommages-intérêts compensatoires, dès lors que l’inexécution du contrat est acquise, peu importe les termes de l’ancien article 1146 du code civil. La mise en demeure reste un acte juridique et ne peut faire fonction d’acte judiciaire.

Si l’on revient au cas d’espèce, la formation de jugement a dû faire concilier un héritage à la fois doctrinal et jurisprudentiel sur la portée de la mise en demeure, avec un texte du droit des contrats encore récent, à la date à laquelle les juges du fond se sont prononcés.

Pour sanctionner cette procédure de résolution unilatérale d’un contrat prévue à l’article 1226 du code civil, et vérifier la bonne application de la loi, les Conseillers se sont attardés sur les critères d’appréciation qui ont emporté la conviction des juges du fond : il s’est révélé nécessaire de se placer au plus près du mécanisme contractuel litigieux, à la limite d’une appréciation des faits qui ont conduit à la décision objet du pourvoi. Cette analyse assez fine de la situation a conduit, tout de même, à qualifier l’envoi d’une mise en demeure de « vaine », compte tenu de l’état de la relation contractuelle, malgré l’obligation générale inscrite au code. Le principe dispositif selon lequel da mihi factum, dabo tibi jus guide la position de la Chambre commerciale de la Cour de cassation. De même, la décision porte en elle un rappel à l’obligation d’exécuter de bonne foi le contrat ; ainsi que la nécessité pour les parties au contrat, pour que celui-ci tienne lieu de loi, de respecter une certaine loyauté dans leur comportement. Dès lors, l’audace des Hauts magistrats et de cette « légisprudence » réside dans une forme de post-disruptivité, faisant du faux neuf avec de vrais principes anciens pour limiter les effets d’une disposition légale récente : si le droit du procès gagne en cohésion, le droit des contrats ne gagne pas en cohérence. Cet effort de cohésion est nécessaire avec l’avènement de la Chambre Internationale de la cour d’appel de Paris[15]  Les Conseillers valident une exception jurisprudentielle, en plus d’une exception posée par le législateur, au principe de la mise en demeure adressée à un cocontractant pour cause d’inexécution, avant toute résolution unilatérale.

Le principal intérêt de cette solution pour les praticiens réside en ce qu’ils doivent soupeser l’intérêt de l’envoi d’une mise en demeure, lorsque le contexte démontre que la relation contractuelle n’est plus viable, avec le choix d’une action en justice, dès lors que la demande vaut mise demeure.

Les répercussions de cette décision du 18 octobre 2023 peuvent aller jusqu’à la question de l’intérêt de l’engagement d’un processus amiable encouragé par des textes récents, lorsque la relation des cocontractants est indiscutablement obérée jusqu’à remettre en question l’existence même du contrat. La « légisprudence » va certainement se pencher sur ces questions alors que le temps consacré par un créancier à obtenir le règlement de factures, à la mise en place de systèmes de sûretés afférents, voire à la mise en œuvre d’un processus amiable, représente un coût et un risque à ne jamais négliger.

Finalement, comme le disait Planiol, « la règle de droit comporte des exceptions ou des limitations qui n’ont pas besoin d’être écrits dans les textes, car elles résultent de la nature des choses »[16].

 


[1]   n° U 20-21.579, FP-B+R

[2] Cité M. Héderer, Rapporteur sur Ch. mixte, 6 juillet 2007, in : Bulletin d’information de la Cour de cassation, 1er novembre 2007, n° 670, page 14

[3] Expression bienheureuse empruntée à M. Th. Revet (Voir, La légisprudence, Mélanges en l’honneur de Philippe Malaurie, Éd.Defrénois, 2005, p. 377 sq.)

[4] Op. cit., note 2

[5] Dictionnaire de l’Académie Française, V. Demeure

[6] Bulletin d’information de la Cour de cassation, 1er novembre 2007, n° 670, pages 21 et 22

[7] « Les dommages et intérêts ne sont dus que lorsque le débiteur est en demeure de remplir son obligation, excepté néanmoins lorsque la chose que le débiteur s'était obligé de donner ou de faire ne pouvait être donnée ou faite que dans un certain temps qu'il a laissé passer. La mise en demeure peut résulter d'une lettre missive, s'il en ressort une interpellation suffisante ».

[8] Les articles 1344 à 1345-3 visent la mise en demeure dans le cadre de l’extinction d’une obligation par le paiement et peut concerner aussi bien le débiteur que le créancier.

[9] Article 1226 du code civil, in fine

[10] C. Chainais, F. Ferrand, L. Mayer, S. Guinchard, Procédure civile, Précis Dalloz, 35ème éd°, 2020, p. 278, § 340

[11] Cass., 19 avril 1931, DH 1931, 537 ; D. Allix, « Réflexions sur la mise en demeure », JCP 1977, I. 2844 ; Civ. 28 mars 1904, DP 1904. 1. 315. La demande en justice n’est pas subordonnée à la délivrance d’une mise en demeure, laquelle n’est donc ni une condition objective, ni une condition subjective de l’action en justice.

[12] Notamment, Com. 4 mars 1958, Bull. civ. IV, n°372 ; 24 novembre 1982, RTD civ. 1983. 387, obs. Perrot. Sur ce point, voir contra : Paris, 24 octobre 1989, JCP 1990. II. 21446, note Vallens.

[13] Bull. 1996, IV, n° 146, Sté BHV c/ Sté Alma Pictoral. Dès 1943, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait introduit cette nuance dans une espèce où un salarié avait omis de mettre en demeure son employeur de respecter son obligation de nourriture (Soc. 17 décembre 1943, JCP 1947, II, 3373). La position de la Chambre commerciale s’est maintenue en 2004 et 2005 (arrêts des 16 juin 2004 – Sté Montalev c/ Watruana Bone ; et 4 octobre 2005 – Sté SBE c/ sté AMO, RJDA Janvier 2006)

[14] Pourvoi n°00-17.383, Sté ARCO c/ EARL de L’Escouet

[15] Voir : https://www.cours-appel.justice.fr/paris/presentation-generale-ccip-ca-iccp-ca

[16] D. 1892, p. 257

 

 

 

 

 

 

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